J'étais en Turquie, donc, en bon touriste, je suis allé voir les derviches tourneurs.
Il s'agit de membres de confréries soufi, plus spécifiquement des mevlevi, disciples
du mystique du treizième siècle Maulana (notre seigneur) Djalaleddin Rumi, Mevlana en turc, dont on
celèbre tous les ans la fête, Sheb'i Arus (en persan sa "nuit de noces",
c'est-à-dire le moment où il a enfin rejoint son Créateur). Plus fréquemment, les membres organisent une cérémonie de sema, une danse sacrée accompagnée de poèmes mis en musique.
Le
soufisme est en principe un aspect plus mystique et ésotérique
de l'Islam, complémentaire de l'aspect plus légaliste de l'orthodoxie sunnite auquel on l'oppose
parfois. Les sema sont aussi un spectacle touristique
prisé, dont l'authenticité varie.
J'ai eu deux expériences assez contrastées.
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Une
première fois à Istanbul, j'ai payé une petite somme pour rendre visite à l'association EMAV (Evrensel Mevlana Aşıkları Vakfı, fondation universelle des amoureux de Mevlana) dans un local discret, légèrement à l'écart de l'ultracentre touristique. Malgré cette distance, il m'a semblé qu'il y avait beaucoup de touristes étrangers dans la petite
salle en sous-sol couverte d'inscriptions religieuses en turc (au lieu de l'arabe
habituel). Il y a eu tout d'abord une vidéo d'une heure, un discours du maître spirituel décédé depuis deux ans, qui mettait l'accent sur l'amour divin avant toute chose. Puis la cérémonie à proprement parler, charmante, assez informelle au début, avec des hommes
glabres, des femmes non voilées, habillées à l'occidentale. La fin était un peu plus typique, avec les danseurs tournoyant dans leur grande robe blanche symbolisant un linceul, leur haut chapeau semblable aux hautes pierres tombales ottomanes.
Je ne parle pas turc, cependant au cours de la cérémonie j'ai été
quelque peu surpris d'entendre bénir la république turque (Türkiye
Cumhuriyeti) et son fondateur (Mustafa Kemal Paşa). J'ai donc "fait mes propres recherches", comme on dit, sur Google, avec un peu de traduction automatique.
Il se trouve que cette petite association avait fait scandale suite à
une transmission télévisuelle datant de décembre 2019, à l'occasion du Sheb'i Arus. Pour ses détracteurs, rien ne va : mixité (présence de femmes
parmi les chanteurs, musiciens et derviches), liturgie entièrement en turc, et cet hommage au
peu religieux Mustafa Kemal Atatürk. Des soufis kemalistes, je ne m'y attendais pas, c'est vrai ! Ils sont ou étaient
soutenus par le maire de la ville, Ekrem İmamoğlu, un membre du parti CHP
(historiquement le parti kémaliste, donc plutôt laïc et républicain), actuellement sous le coup d'une
condamnation pour avoir "insulté la commission électorale" en laissant entendre qu'elle favorisait l'AKP, le parti conservateur du président Erdoğan. İmamoğlu a été réélu maire en 2024, désormais les plus grandes villes sont aux mains du CHP.
Je suis tombé sur quelques articles de 2020 concernant ce spectacle télévisé. Les éléments de langage se ressemblent. En vrac :
Certains internautes dénonçaient "le sabotage de nos valeurs religieuses et nationales".
"Malheureusement, un événement dévastateur s'est produit qui nous rappellera les mauvais souvenirs du passé, et un grand manque de respect a été commis envers le Saint Coran et Hazrat Mevlana. Lire la parole divine en turc en contradiction avec son essence, comme si elle était privée de son essence, accompagnée d'un soi-disant spectacle sema, n'est pas un événement qui doit être exprimé par le mot "tolérance". La tolérance consiste à accepter et à respecter chaque croyance telle qu'elle est dans son essence et sa forme.""Ce spectacle [...] est totalement contraire aux traditions religieuses, soufi et mevlevi.""Si le ministère de la Culture et du Tourisme ne supprime pas les fondations et associations liées à Mevlana et ne laisse pas la commémoration de Mevlana uniquement à l'Etat, sachez que cela ne nous surprendra pas à l'avenir de voir des gens "se promener avec la photo de Mevlana sur leur t-shirt" ou "boire de la bière dans une chope avec la photo de Mevlana."
Cette cérémonie en apparence inoffensive a rappelé de "mauvais souvenirs" (allusion à la légende noire d'Atatürk pendeur de religieux) :
"Maintenant, la question qui préoccupe les gens est la suivante : si le CHP arrive au pouvoir, l'appel à la prière sera-t-il à nouveau récité en turc, le foulard sera-t-il interdit, la lecture du Coran sera-t-elle considérée comme un crime, et ensuite une potence sera-t-elle érigée ? Ce qui s'est passé sur la scène Muhsin Ertuğrul dans la nuit du 17 décembre n'était pas seulement un tournoiement, c'était l'expression d'une mentalité maçonnique et la fin d'une tromperie. Ceux qui tournaient sur cette scène n'étaient pas des derviches tourneurs, mais des potences qui se balançaient devant nos visages. Ce n'était pas du tout un sema. Imaginez ce que c'est !"
Les plus de cette séance : une vision novatrice qui crée le buzz. Les moins : un peu excentré, un peu touristique, assez cher.
***
Ambiance
très différente à Bursa, ville à quelque cent kilomètres d'Istanbul où
un professeur à la retraite m'avait conseillé d'aller voir le centre
culturel Tasavvuf, qui se vante d'organiser un sema 365 jours par an, au cours de laquelle fidèles et touristes sont gratuitement accueillis. C'était très peu de jours après l'attaque israélienne massive contre le Hezbollah (explosions de bipeurs).
A
neuf heures du soir, je suis arrivé dans une salle remplie d'habitants
visiblement locaux. L'un d'entre eux m'a gentiment prévenu que la cérémonie risquait d'être reportée d'au moins une heure et demie, car le maître spirituel allait s'exprimer. Qu'importe me
suis-je dis, je vais écouter un discours en turc, et voir si je
comprends vaguement quelque chose. Après tout, c'est un grand honneur, une expérience authentique loin des sentiers battus, etc. En fin de
compte le discours a duré deux heures et demi, le grand gourou n'en finissait
pas. Il était élégant avec sa longue barbe blanche, il parlait lentement, longuement. J'ai confusément
compris qu'il évoquait la Grande-Bretagne, le Vatican, les loges
maçonniques, les juifs, Israël, Gaza bien sûr, la vanité des biens
matériels et du succès terrestre, le djihad aussi. Sheitan fut mentionné plusieurs fois, l'enfer également, et le paradis (moins souvent). Mais le ton du maître était si doux dans l'ensemble, la salle était si calme que je me suis dit que
c'était forcément un modéré. Bien sûr je ne comprenais pas grand-chose
;
j'étais le seul à m'abstenir de dire "Amen" quand la foule acquiesçait.
Accroupi sur le sol parmi les fidèles agenouillés, j'avais des crampes
aux jambes et quelques appréhensions.
Le maître a terminé son long discours par quelques blagues bon enfant
auxquelles j'étais le seul à ne pas rire, puis une petite cérémonie a
eu lieu, charmante mais écourtée. En somme, une soirée on ne peut plus
authentique.
J'ai tout de même vérifié le
site Web de l'association, et je n'ai pas été déçu ! C'était encore bien
plus authentique que ce que je pensais. Un numéro spécial de leur
magazine portait sur la guerre.
"Les musulamans ont le devoir de porter le Coran et la Sunnah à tous les gens de la terre, d'apporter le monothéisme à tout le monde. Si cela advient par le message, tant mieux; si cela n'advient pas par le message, cela adviendra par la guerre. [...] S'ils nous combattent, nous avons obligation de les combattre. Et bien, ils nous combattent, mais nous ne les combattons pas, c'est notre problème. Ils font couler notre sang, nous ne les combattons pas , ils détruisent notre honneur, notre dignité, nous ne les combattons pas. Ils nous détruisent moralement, nous ne les combattons pas. Ils nous détruisent politiquement, nous le les combattons pas. Ils nous détruisent économiquement, nous ne les combattons pas. Ils nous détruisent moralement, militairement, dans tous les domaines, le cinéma, les séries, les films, la mode, tout, ils nous corrompent, ils nous prennent dans un cercle vicieux, nous poussent à la prostitution, mais nous ne les combattons pas [...] ; nous ne pouvons pas exprimer la religion en laquelle nous croyons, nous ne pouvons pas expliquer la religion dans laquelle nous croyons, nous ne pouvons pas vivre la religion dans laquelle nous croyons. [...]""Si une terre d'Islam où les règles de l'Islam sont appliquées est envahie par des infidèles ou des apostats, alors le djihad devient 'Farz al-Ayn' [obligation individuelle] pour tous les croyants. Les croyants sous occupation ne peuvent pas dire "Nous sommes heureux avec les envahisseurs infidèles et nous vivons en liberté." Car, avec l'application des règles de l'infidélité, la vie en captivité commence. Il ne faut pas oublier non plus que l'infidélité est une impureté en elle-même et que consentir à l'infidélité est infidélité.""Le grand rêve des sionistes est de dominer le monde et de réduire en esclavage les autres hommes ; selon leur croyance, les personnes autres que sionistes ne sont pas des humains, mais des animaux." "Il y a une seule raison pour laquelle les sionistes ont développé toutes [leurs] armes : pour rassembler l'humanité sous leur propre hégémonie et utiliser les non-juifs en tant qu'esclaves/animaux."
Les plus de cette séance : une expérience spirituelle on ne peut plus authentique, et gratuite en plus. Les moins : deux heures et demie de discours en turc ; les propos exprimés peuvent choquer les publics non avertis.
Authentique,
pas authentique ? Ces deux groupes font polémique chacun à sa façon.
Chacun des deux dede (dirigeants religieux) est accusé d'être un faux
prophète par ses opposants ; l'un serait un usurpateur incompétent, l'autre un escroc. Pour certains, l'authenticité c'est s'en tenir strictement à la tradition ; pour d'autres, on ne peut être authentique qu'en renouvelant la tradition, en innovant.

Quelques sources :
EMAV - Evrensel Mevlana Aşıkları Vakfı (Istanbul) :
https://emav.org/
https://www.star.com.tr/politika/iletisim-baskani-fahrettin-altun-kurani-azime-ve-hz-mevlanaya-buyuk-bir-saygisizlik-yapilmistir-haber-1596151/
https://anadoludabugun.com.tr/yazarlar/erhan-dargecit/mevlanayi-bizar-etmeyin-6076
https://www.itvhaber.com/mevlana-747-vuslat-yildonumu-seb-i-arus-toreninde-anildi.html
https://www.hurriyet.com.tr/yazarlar/ahmet-hakan/raki-sofrasinda-genc-bir-kadina-sarkintilik-eden-mevlevi-dedesi-kimdir-41696984
https://www.gzt.com/gercek-hayat/o-bi-kere-sema-degil-daragacinin-ucuydu-3566743
https://www.yenisafak.com/gundem/ibb-700-yillik-mevlevi-gelenegini-tahrif-etti-3590312
https://www.yenisafak.com/gundem/bardakcidan-turkce-kuranli-kadin-semazenli-sozde-seb-i-arus-duzenleyen-ibbye-tepki-sirada-istiklal-mahkemeleri-mi-var-3590548
https://www.yenisafak.com/gundem/ibbnin-sozde-sebi-arus-programinda-kadin-erkek-sema-yapti-kurani-kerim-turkce-okundu-3590248
https://www.odatv.com/siyaset/tvde-herkes-gordu-198744
https://www.internethaber.com/ibbnin-turkce-kuran-rezaletine-ortak-olmustu-raki-sofrasinda-genc-bir-kadina-sarkintilik-etti-2150817h.htm
https://www.hurriyet.com.tr/gundem/fahrettin-altun-turkiye-o-karanlik-gunlere-hicbir-zaman-donmeyecektir-41694600
Tasavvuf Kültür Merkezi (Bursa) :
https://mevlana.org.tr/
https://www.youtube.com/watch?v=Et9IiaVmmFA&t=5s
https://irsaddergisi.com/