jeudi 25 avril 2019

La mort de Staline

Qu'est-ce que Staline ? Pour le présenter à mon beau-fils, je lui montre ces photos retouchées sur lesquelles ses collaborateurs disparaissent les uns après les autres ; et puis, une vidéo de l'un de ses discours, avec des applaudissements interminables, un enthousiasme fiévreux, personne dans l'assistance n'osant prendre le risque d'être le moins fervent.

Moins ouvertement hystérique qu'un Hitler, en apparence plus roublard et bon vivant, Staline semble avoir été peut-être encore plus paranoïaque et narcissique que son ennemi préféré. Difficile de distinguer le mythe de la réalité ; la mémoire est trompeuse, et puis, les témoins de sa vie n’étaient pas eux-même d’une honnêteté irréprochable…

Il semble avoir réellement cru aux histoires d'espions américains ou anglais ou japonais qu'il inventait constamment pour perdre ses plus proches collaborateurs. Quand ses proches expriment l'ombre d'un doute face aux accusations qu'il lance, il les traite de naïfs. « De vrais chatons. Sans moi, les impérialistes vont vous manger tout crus... »

Déjà dans les années 30, il avait demandé à l'un de ses médecins : « Docteur, dites-moi franchement... Soyez simplement honnête... Vous n'avez pas envie de m'empoisonner parfois ? » Puis, voyant l'air décomposé de l'autre : « Je sais, vous êtes un homme timide, faible, vous ne le ferez jamais. Mais j'ai des ennemis qui sont capables de le faire. »

A la fin de sa vie, il a fait le vide autour de lui. Sa femme s'est suicidée, son fils, prisonnier des Allemands, s'est arrangé pour se faire tuer. Ne supportant pas la solitude, le Chef passe ses soirées en "réunions" ou plutôt en banquets, au cours desquels il se goinfre. Il exige que tous ses compagnons soient ivres. Il aime la grosse gaîté, les blagues ; il ne peut pas supporter qu'un membre de l'assistance reste sombre, songeur, perdu en lui-même. Il ne supporte pas l'idée qu'on puisse lui cacher quoi que ce soit.

Il dit à qui l'entendre qu'il est vieux ; il propose de démissionner, insiste pour quitter son poste. Pas fous, ses proches se récrient, le supplient de rester ; invariablement, il finit par céder à leurs demandes, avec résignation. C'est évidemment du cabotinage, une coquetterie mortelle. Parfois il se lève de table, fait mine de sortir, mais reste à la porte à écouter si on ne dit pas du mal de lui. Là encore, ses compagnons ne sont pas dupes.

Un soir il joue au billard avec un ministre, celui-ci gagne trois parties de suite. Staline le regarde avec sévérité et lui dit : « Vous vous occupez mal de la construction. » Le ministre se trouble, il se voit déjà fusillé ; il commence à perdre. Staline conclut : « Vous vous occupez mal de la construction, et vous ne savez pas jouer au billard. »

En 1945, les médias étrangers encensent Molotov, officiellement le numéro 2 du régime, qui leur promet un adoucissement de la censure. Molotov est vu comme un successeur potentiel. Cela met Staline en rage. Molotov doit s'excuser de ses "erreurs", tombe en semi-disgrâce. Plus tard, fin 1949, son épouse est humiliée, condamnée à l'exil en Sibérie, pour ses contacts avec des "nationalistes sionistes". Molotov sait que c'est lui qu'on vise. Toujours installé au Kremlin, Molotov a toujours ses portraits un peu partout dans le pays ; on renomme des villes à son nom. Mais en réalité il est placardisé, les décisions se font sans lui. Il ne voit plus jamais Staline. Il n'a jamais osé dire un mot en faveur de sa femme. Tout seul dans son bureau, il lit le journal toute la journée, en attendant le jour où on viendra l'arrêter à son tour. Staline semble réellement persuadé que Molotov est un espion à la solde de l'étranger. Pourquoi ? Parce que. Il l'a décidé, c'est donc vrai.

Un jour Staline invite un jeune camrade au Kremlin. Tous les dix mètres il y a un garde. « Vous ne trouvez pas cette vie ennuyeuse ? » finit par demander le visiteur. « -- Ennuyeux, pourquoi ? -- A chaque coin de couloir... -- C'est ennuyeux pour vous, ce n'est pas ennuyeux pour moi. Je les regarde, et je me demande lequel va me tirer une balle dans la nuque. »

Sur la fin de sa vie, Staline s'intéresse de moins en moins aux affaires courantes. Il sait encore éliminer et remplacer les cadres pour les maintenir dans la peur. Les apparatchiks dépendent entièrement de lui, sont obnubilés par le jeu de chaises musicales, ne prennent aucune initiative. Il n'y a plus personne pour prendre des décisions.

Khouchtchev et Mikoyan sont invités à passer des vacances avec Staline au bord de la mer Noire, non loin de Sotchi. Vacances peu agréables : les deux visiteurs se lèvent tôt, se promènent, attendent que leur hôte se lève. Un jour il les voit passer sans leur témoigner une once d'intérêt, et parle soudain, les yeux dans le vide. « Je suis un homme fichu. Je ne fais confiance à personne. Je ne me fais même pas confiance à moi-même. » Interloqués, ils ne trouvent rien à lui répondre. De toute façon, il se parlait à lui-même.

Staline meurt le 5 mars 1953. Personne parmi les gardes et les domestiques n'a osé le déranger dans sa chambre quand il ne s'est pas levé comme d'habitude ; personne parmi les membres les plus hauts placés du Parti n'a osé prendre seul l'initiative d'appeler les médecins. Staline a créé un système qui a fini par le détruire, après avoir détruit des millions d'autres vies.