samedi 5 avril 2014

Nostalgie postsoviétique (1/2): "Je ne vis plus dans un pays conquis"

Traduction hâtive d'une opinion de Ouliana Skoïbeda paru le 25 mars dans "Komsomolskaya Pravda", peut-être le quotidien le plus vendu en Russie.

Je ne vis plus dans un pays conquis

Notre correspondante estime que ce n'est pas la Crimée qui est revenue "à la maison" la semaine dernière. C'est nous qui sommes revenus en URSS.

Quand j'étais petite, j'avais été frappée par une ligne de la biographie de Margaret Mitchell (auteur du roman "Autant en emporte le vent"): "Probablement, les traditions familiales, les impressions de sa jeunesse l'amenèrent aussi à l'étrange idée qu'elle vivait dans un pays conquis." Ceci était écrit au sujet de l'Amérique, des Etats du Sud. Dans la guerre entre le Nord et le Sud, le Nord avait vaincu, et Mitchell, comme vous vous en souvenez, était née dans le Sud.

Cette phrase m'avait marquée, mais je ne pensais pas qu'elle deviendrait prophétique pour moi personnellement. Cela n'est pas arrivé d'un coup, mais après N années, quand moi-même j'ai eu un enfant qui a commencé à grandir. Et à poser des questions :

-- Maman, pourquoi l'Amérique a attaqué la Syrie ?

-- Pourquoi on nous parle tout le temps du cours du dollar ? C'est vraiment important, le cours d'une devise étrangère ?

-- Papa, pourquoi l'URSS s'est effondré ? Tu as vécu en URSS ? Mamie me dit qu'en URSS les entreprises fonctionnaient et il y avait une industrie aérienne, et maintenant...

Il a fallu lui raconter le monde bipolaire, la guerre froide, la cinquième colonne, les causes intérieures et extérieures de l'effondrement du pays où nous étions nés. Et les conséquences de cet effondrement : les guerres et la pauvreté des années 90.

Parler de cela dans un langage accessible à un enfant est difficile, chaque mot appelle de nouvelles questions : "Mais pourquoi le budget de la Russie de Eltsine était validé par le FMI ? Et pourquoi..."

Un jour mon mari, n'en pouvant plus, a hurlé : "Parce que nous avons été conquis !"

Tout s'est mis en place. Le goût désagréable du jus "Zouko" et le bâtiment détruit de l'usine dans la ville où vivent mes parents, les séries américaines à la télévision et le suicide d'un officier connu qui n'avait pas de quoi nourrir sa famille. Toutes ces réalités des années 90.

Bien sûr, à partir de l'an 2000 la vie a changé, et beaucoup, c'est pourquoi nous ajoutions toujours que "ça c'est amélioré depuis", "un nouveau gouvernement est arrivé, qui a commencé à sortir le pays de l'administration étrangère", "la Russie a commencé à compter sur l'arène internationale"...

Et la population à l'intérieur du pays a aussi commencé à compter : voici qu'on nous a même rendu notre hymne. Mais dans l'ensemble, expliquions-nous franchement à notre enfant, l'URSS était perdue à jamais. Une autre forme de propriété, un autre système social, l'absence de censure dans la littérature et l'art, ce qui a permis un déluge de livres enfantins avec des fautes d'orthographe...

Dans l'ensemble, c'était un autre pays. La Russie.

Mais la semaine dernière, en écoutant le discours du président Poutine sur la Crimée, j'ai compris que je me trompais. Bouche bée, serrant mon enfant contre moi, je lui ai dit : "Regarde, mon fils, regarde : tu te souviendras de ça toute ta vie..."

Parce que se lancer dans une confrontation avec le monde entier au nom de sa vérité et ses principes, c'est cela l'URSS.

Et être prêts à vivre dans la pauvreté (parce que les sanctions de la communauté internationale signifient la pauvreté), c'est l'URSS. Quand le peuple entier est prêt à marcher dans des bottes en caoutchouc juste pour sauver la Crimée, quand ne pas abandonner ses frères est plus important qu'avoir trente sortes de saucisson dans le réfrigérateur, quand cette honte de la Perestroïka est enfin terminée et que les gens n'ont pas peur même d'un rideau de fer : les fonctionnaires contre lesquels ont été déclarés des sanctions ont généralement ECLATE DE RIRE, et beaucoup de simples citoyens, en plaisantant, ont exigé qu'on ajoute aussi leurs noms sur la liste...

Qu'ils excluent donc la Russie du G8 : c'est triste, mais c'est précisément ainsi, dans l'isolement, qu'a toujours vécu l'URSS.

D'ailleurs les gens n'étaient pas tristes. Ils écrivaient sur les réseaux sociaux : "Je n'arrive pas à croire que je vis cette époque, que je vois cela..."

Non, je ne connais pas d'autre pays comme celui-ci. Bonjour, Patrie. Comme tu m'as manqué.

Maintenant on comprend mieux beaucoup de choses qui se sont passées dans le pays au cours de cette dernière décennie. Il s'avère que notre armée n'est pas en ruine. Il s'avère que nous avons des services de renseignements : de toute évidence, ceux-ci n'ont pas seulement prévu les événements en Ukraine, ils s'y sont préparés. Par exemple, on a interdit aux fonctionnaires de posséder un business à l'étranger. Nous pensions que c'était de la lutte contre la corruption, mais c'était presque une nécessité militaire...

Ma prise de conscience personnelle concernait aussi les formes de propriété. J'ai souvent entendu dans les discours de Vladimir Poutine que la nationalisation, à laquelle beaucoup rêvent encore actuellement, n'est pas un but en soi : il faut que les moyens de production et d'extraction des ressources naturelles reviennent au peuple sous une forme ou une autre, même sous forme d'impôts.
Mais c'est seulement le jour où j'ai lu [...] l'annonce : "Ruslan Baïsarov, sur l'ordre de Kadyrov, construira en Crimée un lieu de villégiature à 12 milliards de roubles", que le lien s'est fait dans mon cerveau.

Je n'avais pas compris pas pourquoi, pendant toute la décennie passée, les gens riches, comme si on leur faisait du tort, partaient à Londres ou investissaient dans le mouvement de protestation. Mais la réponse était simple.

L'Union soviétique, comme l'oiseau Phénix, est renée de ses cendres...

A la télévision, au meeting en l'honneur du retour de la Crimée, aux informations on a souvent entendu que la presqu'île revenait au pays natal, au port d'attache, à la maison.

Mais ce n'est pas la Crimée qui est revenue. C'est nous qui sommes revenus. Chez nous. En URSS.

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