mercredi 8 mai 2019

Boris Sloutsky (1919-1986)

Blessé puis contusionné, Boris Sloutsky a néanmoins survécu à la guerre et à Staline.

Mon maître ne m'aimait pas,
Ne me connaissait pas, ne m'entendait pas et ne me voyait pas,
Mais tout de même il me craignait comme le feu,
Et sombrement me haïssait.
Il lui semblait que je pleurais pour de faux.
Quand près de lui je baissais la tête,
Il lui semblait que je cachais un ricanement.
Toute ma vie j'ai travaillé pour lui,
Me couchant tard, me levant tôt.
Je l'aimais. Pour lui j'ai été blessé.
Mais cela ne m'a pas aidé.
Je portais sur moi son portrait.
Je l'installais dans la tranchée et dans la tente,
Je regardais, je regardais,
Je ne me fatiguais pas de regarder.
Et chaque année, ce désamour
M'offensait de plus en plus rarement.
Et aujourd'hui mon humeur n'est plus gâchée
Par ce fait évident, que depuis la nuit des temps,
Ceux comme moi, les maîtres ne les aiment pas.

*

Les juifs ne sèment pas le blé,
Les juifs commercent dans leur boutique,
Les juifs sont chauves plus tôt,
Les juifs mentent plus souvent.
Les juifs sont des gens méchants,
Ils sont de mauvais soldats :
Ivan se bat dans les tranchées,
Abraham fait ses petits marchés.
J'entends cela depuis l'enfance,
Bientôt je serai tout à fait vieux,
Mais nulle part je n'y échappe,
A ce cri : "les juifs, les juifs !"
N'ayant jamais marchandé,
N'ayant jamais rien volé,
Je porte en moi comme un virus
Cette race maudite.
La balle m'a épargné
Pour que l'on dise sans mentir :
"Les juifs ne se faisaient pas tuer !
Ils sont tous revenus vivants !"

*
 
Nous avancions tous sous un Dieu.
Près de Dieu, tout contre lui.
Il ne vivait pas dans un ciel éloigné,
on le voyait parfois
vivant. Sur le mausolée.
Il était plus malin et méchant
Que l'autre dieu, différent,
ayant pour nom Jéhovah,
qu'il avait détrôné.
Il tourmentait, mettait sur les charbons ardents,
Puis retirait de l'abîme
Et donnait une table et un coin.

*

Au tout début de l'ère Brejnev:

"Le vent est tombé, qui tournait
Les pages de l'histoire mondiale.
Une sorte de pause s'est installée,
Comme un entracte au conservatoire.
Pas de mélodie. Pas d'harmonie.
Tous se précipitent vers le buffet."

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